Alexandra Laignel-Lavastine
« Dix ans plus tard, nous en sommes donc au même point. D’un Halimi à l’autre, d’Ilan à Sarah, nous sommes même devant un cas d’école auquel ceux qui scrutent l’inconscient collectif et ses pathologies seraient bien inspirés de s’intéresser. »
Monsieur le ministre,
Vous venez donc, Monsieur le ministre, de prendre vos fonctions dans un pays où il est redevenu possible d’assassiner des Juifs sans que nos compatriotes ne s’en émeuvent outre mesure. À cet égard, vos prédécesseurs, de droite comme de gauche, ont eux aussi préféré ne pas regarder plus loin que le bout du balai avec lequel ils enfouissaient la poussière sous le tapis. Aucun n’a été la hauteur. Le serez-vous ? Ce dimanche 21 mai, sur la chaîne de télévision i24News, le frère de Sarah Halimi déclarait avec une extraordinaire dignité : « J’ai attendu sept semaines avant de m’exprimer. Le silence de mort qui continue d’entourer l’assassinat de ma sœur est insupportable ». Un fait divers ? Même pas. Dans l’atmosphère déliquescente qui règne au pays de Dieudonné, pour qui « les Juifs sont des chiens » (on se tord de rire), il faut croire qu’un chien écrasé mérite effectivement plus d’attention qu’une Juive assassinée.
En votre âme et conscience, je sais, Monsieur le ministre, que vous partagez ce diagnostic. Je me souviens vous avoir accompagné en Roumanie au début des années 90, peu après la chute du communisme, pour y promouvoir la démocratie, en général assez peu compatible avec l’antisémitisme. À l’époque, nous nous inquiétions ensemble de voir certaines élites d’Europe de l’Est renouer avec leur vieille passion antijuive. Mais voilà que la judéophobie qui fait désormais couler le sang en Europe ne vient plus de l’extrême droite : elle est de facture musulmane.
Ces faits sont gravissimes. Mais on trouve une fois de plus, contre vents et marées, le moyen de se rassurer à bon compte. Tout comme le massacreur de Nice, le djihadiste de Belleville serait « fou ». Ouf, on respire ! À ce titre, et parce qu’il était un peu « exalté », les policiers ne l’ont pas incarcéré, mais envoyé dans un hôpital psychiatrique où il est toujours soigné au frais du contribuable. Dans ce domaine, on ne lui connaît toutefois aucun antécédent.
Vous vous souvenez peut-être, Monsieur le ministre, que ce déni a déjà tué sur le sol français. On comment ne tirer aucune leçon des errements policiers durant la séquestration (23 jours) du jeune Ilan Halimi, kidnappé, martyrisé et assassiné parce que Juif par le Gang des barbares en 2006. Le quai des Orfèvres s’était entêté à suivre la piste, absurde mais moins dérangeante, d’un règlement de compte entre bandes. Le patron de la PJ lui-même n’en démordait pas, y compris après la capture de youssouf fofana qui s’était tranquillement enfui en Côte-d’Ivoire (où des agents du Mossad l’arrêteront) : Il n’y a pas et il ne saurait y avoir d’antisémitisme en France !. Pas de chance, la justice retiendra l’antisémitisme comme circonstance aggravante.
Dix ans plus tard, nous en sommes donc au même point. D’un Halimi à l’autre, d’Ilan à Sarah, nous sommes même devant un cas d’école auquel ceux qui scrutent l’inconscient collectif et ses pathologies seraient bien inspirés de s’intéresser. Vous aussi, M. le ministre, et de très près. Deux Juifs suppliciés dont la mort aurait pu être évitée avec un brin de jugeote, cela commence à faire beaucoup. Alors oui, c’est insupportable et c’est désormais votre affaire. C’est insupportable pour les Juifs, mais cela devrait l’être plus encore pour les non-Juifs.
Du moins dans une démocratie « normale » et bien portante. Car la recrudescence de l’antisémitisme constitue toujours un baromètre infaillible s’agissant d’évaluer la santé morale d’une société. Or, qu’avons-nous sous les yeux en 2017 ? La haine autorisée et le passage à l’acte décomplexé des uns. La cécité volontaire et l’approbation, silencieuse ou joyeuse, des autres. Et, last but not least, la tragique indifférence du plus grand nombre.
Il est vrai que si le bourreau n’avait pas le bon profil, la victime non plus. À cet égard, auriez-vous remarqué, M. le ministre, l’étrange phénomène que voici ? Aussi longtemps que nos barbares de fabrication locale ne tuaient que des Juifs — Ilan Halimi en 2006, les enfants de Toulouse en 2012, un couple au Musée juif de Bruxelles en mai 2014, des gens faisant leurs courses Porte de Vincennes en janvier 2015, la réplique de Copenhague juste après et déjà oubliée, ce n’était pas bien grave. Ils devaient quand même être un peu « coupables » puisque cela fait deux mille ans qu’on le dit. Dans le lot, il y avait certes quelques soldats « arabes » et autres journalistes « islamophobes » qui l’avaient peut-être un peu cherché. On n’allait pas en faire une histoire. Mais au Bataclan, des « Français innocents », pour reprendre le lapsus de Raymond Barre après l’attentat antisémite de la rue Copernic en 1980, c’était inacceptable ! Ce refrain, sans que ceux qui l’entonnent pensent nécessairement à mal, nous y avons eu droit sur tous les tons au lendemain du 13 novembre : « Mais pourquoi nous ? Pourquoi la France ? Pourquoi des innocents ? ».
Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin au beau milieu du sanglant été 2016 ? Le 31 juillet, une tribune signée par une centaine de personnalités musulmanes procédait ainsi à une soustraction bizarre. Elles réclamaient une réorganisation de l’islam de France « après l’assassinat de caricaturistes, après l’assassinat de jeunes écoutant de la musique, après l’assassinat d’un couple de policiers, après l’assassinat d’enfants, de femmes assistant à la célébration de la fête nationale, aujourd’hui l’assassinat d’un prêtre célébrant la messe ». Cherchez l’erreur… Tous les attentats récents étaient énumérés, sauf ceux ayant visé des Juifs, collectivement massacrés ou individuellement poignardés et blessés. Sans doute par distraction. Des réactions outrées ? Si peu…
Que comptez-vous faire, Monsieur le ministre, pour secouer cette terrifiante apathie ? Il ne suffira pas, cette fois, de briser les avertisseurs d’incendie, forcément « néo-réactionnaires », pour que le feu s’éteigne de lui-même. Un tour de passe-passe où nos bien-pensants de service s’illustrent depuis 2002. À moins que vous ne choisissiez d’avoir tort avec les djihadistes plutôt que d’avoir raison avec les réalistes ? On ne s’en sortira pas non plus à pratiquer la pensée magique et à communier dans ce catéchisme antédiluvien selon lequel le Mal ne saurait en aucun cas surgir du camp du Bien, celui des anciens « damnés de la terre ».
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Docteur en philosophie, historienne, essayiste, longtemps critique au Monde, Alexandra Laignel-Lavastine a reçu le Prix de l’Essai européen en 2005, le Prix de la Licra en 2015 pour La Pensée égarée. Islamisme, populisme, antisémitisme : essai sur les penchants suicidaires de l’Europe (Grasset) et la Ménorah d’or 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Elle est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, la plupart traduits à l’étranger.